L'entrée de la basilique du Valle de los Caidos où est enterré Francisco Franco |
Après avoir envisagé dans des précédents articles comment les villes de Ceuta et de Melilla avaient "reçu" la Loi sur la Mémoire Historique de 2007, je me suis éloigné du sujet principal de ce blog pour m'intéresser au plus fameux monument de l'époque franquiste, El valle de los Caídos qui se situe à quelques 50 km au nord de Madrid.
El
Valle de los Caídos1,
un problème « gros comme une montagne »
Il
y a juste un peu plus de 40 ans, le 20 novembre 1975, s'éteignait
Francisco Franco, généralissime et « Caudillo d'Espagne
par la grâce de Dieu2».
Depuis cette date l'ancien dictateur est enterré dans la basilique
souterraine du Valle de los Caídos
aux côtés de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la
Falange,
le
parti fasciste sur lequel s'appuya en partie Franco dans sa conquête
du pouvoir.
Le fantôme de Franco plane
toujours sur el Valle de los Caídos
Ce monument colossal, digne
héritier d'une architecture fasciste qui se voulait écrasante, a
été imaginé en 1940, par Franco lui-même dès la fin de la Guerre
Civile espagnole, comme un monument à sa victoire : « pour
que les pierres qui se dresseront [ici] aient la grandeur des
monuments anciens qui défient le temps et l'oubli3 »selon
les propres mots du dictateur lui-même.
Sa construction aura duré 19 ans
–de 1940 à 1959- : à côté d'ouvriers libres, près de 20
000 prisonniers politiques républicains y travaillèrent dans des
conditions souvent très difficiles : beaucoup y périrent,
d'autres, victimes d'accidents du travail furent grièvement blessés
dans le chantier d'excavation de la basilique souterraine et la
construction de l'immense croix de 150 mètres de haut qui domine
l'ensemble du site.
C'est en 1959, le 1° avril, date
anniversaire de la victoire définitive du camp franquiste sur la
République espagnole, que le monument est inauguré. En grande
pompe, le transfert de la dépouille de José Antonio est alors
effectué à dos d'homme depuis le palais-monastère de l'Escorial où
il avait été enterré dans un premier temps. Puis, dans les années
soixante, les restes de milliers de victimes du camp nationaliste
(c'est-à-dire franquiste) furents rassemblés dans les dépendances
de la basilique.
À cette époque, Franco divise sans
aucun scrupule, l'Espagne et ses morts en deux camps : d'un
côté, ceux qui sont tombés « pour la Patrie » et dont
les noms sont gravés sur les murs des églises et des monuments et,
de l'autre, « les sans-noms, ceux dont les corps ont été
jetés dans les fosses communes sous la terre de l'oubli 4 ».
En 1964, au moment de la
commémoration des « Vingt-cinq ans de Paix », il faudra
l'insistance de ses proches conseillers pour que Franco accepte que
les dépouilles de quelques républicains rejoignent, pourvu qu'ils
aient été catholiques, les autres victimes de la Guerre Civile dans
ce « mausolée » qui devait, soit-disant, réunir les
victimes des 2 camps.
Finalement, c'est en novembre 1975
qu'à la demande du nouveau roi Juan Carlos, le cercueil de Francisco
Franco sera déposé derrière l'autel, face à la tombe de José
Antonio et viendra rejoindre les 33 872 victimes de la Guerre Civile
ensevelies ici.
Depuis lors, la basilique de Santa
Cruz del Valle de los Caidos sort de son silence chaque 20 novembre
pour célébrer l'anniversaire de la mort du Caudillo : à cette
occasion, des nostalgiques du régime franquiste, falangistas
ou militants d’extrême droite, viennent rendre hommage à l'ancien
chef de l'Etat au cours d'une messe où fleurissent les saluts
fascistes.
Un monument grandiose
L'ensemble monumental par lui-même
se compose d'une immense basilique souterraine creusée sous un
énorme rocher ; la longueur de la basilique est de 262 m.
alors que sa hauteur et sa largeur sont de 22 m., ce qui en fait un
des plus grands édifices du monde chrétien5
; autour du choeur, de grandes statues à l'allure guerrière qui
représentent les différentes armes de l'Armée espagnole donnent à
l'ensemble un atmosphère glaciale ; l'entrée de la basilique
est précédée d'une vaste esplanade qui s'ouvre sur une vallée
boisée d'ailleurs déclarée parc naturel ; l'ensemble
monumental est visible de fort loin.
L'esplanade côté abbaye. |
De l'autre côté du rocher en
question, l'architecte Pedro Muguruza a construit un ensemble de
bâtiments disposés autour d'une vaste cour-esplanade : une
abbaye bénédictine, une hôtellerie pour accueillir les visiteurs,
la escolanía -un
collège pour des enfants qui apprennent et
pratiquent le chant grégorien-
et enfin un Centre d'études sociales, aujourd'hui très peu
utilisé qui, à l'origine, devait promouvoir la doctrine sociale de
l'Eglise. Enfin, pour couronner le tout, une immense croix haute de
150 mètres qui se trouve juste à l'aplomb de l'autel de la
basilique et qui se voit de très loin.
Comme on peut aisément s'en rendre
compte, ce monument à la fois religieux et guerrier, est un condensé
de l'idéologie national-catholique qu'avait voulu imposer Franco à
l'Espagne durant les 36 ans que dura sa dictature.
« Le Pacte du silence »
À la mort de Franco s'ouvre en
Espagne une période que l'on a appelé la « Transition
Démocratique » : le nouveau roi, Juan Carlos I, bien que
choisi pour lui succéder par Franco lui-même, ouvre le pays à une
nouvelle ère démocratique : les partis politiques, hier
interdits, sont à nouveau appelés à participer à la vie politique
et à préparer la nouvelle Constitution du pays qui verra le jour en
1978. Cette réconciliation s’appuiera sur un accord implicite de
toutes les forces politiques pour refuser l'exploitation des rancœurs du passé à des fins politiques ; c'est ce que l'on a
appelé « le Pacte du silence » et ce
sera un des fondements de la Transition Démocratique. L'expression
la plus concrète de ce « pacte du silence » est sans
aucun doute la Loi d'Amnistie votée en 1977 par laquelle les
jugements émis sous Franco sont déclarés nuls ; néanmoins
cette loi interdit également tout recours judiciaire contre les
auteurs d'exactions du régime précédent. Ainsi la plupart des
fonctionnaires de l'ancien régime resteront en poste et de nombreux
militants politiques du Movimiento (franquiste)
rejoindront les rangs du tout nouveau parti
de droite Alianza Popular : c'était sans doute le prix à
payer pour garantir une transition en douceur vers la Démocratie.
La Loi
sur la Mémoire Historique-2007
(Ley
de Memoria Histórica)
Dans les années 90, sous les
gouvernements de droite menés par José María Aznar, un certain
révisionnisme historique apparaît pour tenter de réévaluer
positivement la dictature de Franco : tous comptes faits, disent
les défenseurs du franquisme, le bilan du régime n'est
pas si mauvais, surtout du point de vue économique puisque c'est au
cours de la deuxième période du franquisme que le pays a connu un
“miracle économique” qui lui a permis de se rapprocher du niveau
moyen des pays européens. Les grands travaux de l'époque franquiste
-les barrages en particulier-, le tourisme et les devises envoyées
par les travailleurs émigrés en Europe du nord ont fait sortir
l'Espagne du retard économique qui avait
caractérisé la société espagnole au sortir de la Guerre Civile.
Pourtant, au tournant des années
2000, une partie de la société civile espagnole -enfants ou
petits-enfants des victimes républicaines du franquisme- a voulu
“bousculer” le fameux “Pacte du Silence” : des initiatives
privées ou d'association de citoyens ont entamé des procédures
judiciaires en vue d'ouvrir des fosses communes où avaient été
enterrées à la hâte les victimes des exécutions
sommaires de la Guerre Civile ou de la répression planifiée par les
autorités franquistes au cours de l'après-guerre.
En 2004, le PSOE remporte les
élections générales et José Luis Rodriguez Zapatero devient alors
le chef du Gouvernement espagnol. Étant lui-même petit-fils d'un
républicain victime du franquisme, il a été sans doute sensible à
cette partie de l'opinion publique qui souhaitait la réhabilitation
de la mémoire des victimes du franquisme et c'est ainsi
que fut proposée “la Loi sur la Mémoire Historique”.
C'est
en décembre
2007 que le
Congreso
de los Diputados espagnol
a approuvé une
loi qui “reconnaît
les droits et envisage des mesures en faveur des victimes des
persécutions et de la violence qui eurent lieu pendant la Guerre
Civile et la Dictature ».
Un
des aspects les plus connus de cette Loi est l’obligation pour les
collectivités locales d’enlever « tous les écussons, insignes ou
plaques commémoratives qui exaltent la rébellion militaire, la
Guerre Civile ou la répression de la Dictature ».
Un
article particulier de cette loi est consacré au Valle
de los Caídos,
ce
qui se conçoit aisément au vu de la charge symbolique du monument,
à la fois mausolée du dictateur et exemple concret de la répression
qui s'exerça sur les « vaincus ».
L'article
16 de la Loi sur la Mémoire Historique « exige que le site
soit géré strictement dans le cadre des normes applicables en
général aux lieux de culte et aux cimetières publics.”
Le
même article interdit
sur
le périmètre du
Valle
de
los Caídos
“tout
acte de nature politique ou exaltant la Guerre Civile, ses
protagonistes ou le franquisme.”
Cette
loi provoqua la colère non seulement de l'extrême-droite qui, tous
les ans à la date anniversaire de la mort de Franco, convoque à la
suite de la Fondation Nationale Francisco Franco, un hommage au
dictateur, mais encore d'un large secteur du Partido
Popular qui
ne souhaitait pas, selon ses propres mots, « rouvrir
d'anciennes plaies ».
On distingue la Pieta en question au-dessus de l'entrée. |
En
2009, après qu'un bras de la statue de la Pieta
qui domine l'entrée de la basilique soit tombée juste à côté
d'un touriste, le site a été fermé au public pour des raisons de
sécurité. Cet incident illustre le délabrement du site qui,
dépendant de l'organisme du Patrimoine National, nécessiterait un
investissement bien supérieur aux 340 000 € de sa dotation
annuelle.
Pour
sortir de l'impasse que créent les continuelles polémiques autour
du site, le Gouvernement de Jose Luis Zapatero a demandé, en 2011,
un rapport à une Commission d'Experts pour le Futur du Valle de los
Caídos.
Selon ce rapport, « il est urgent de stopper la détérioration
du site » en prévoyant un investissement de 13 Millions
d'euros ; de même, « il convient d'ôter au site toute
connotation idéologique ou politique et enfin, de transférer le
cercueil de Franco ».
Malheureusement
ce rapport publié en novembre 2011 restera lettre morte car, en
décembre, le Partido Popular gagne les élections et range le
rapport au fond de ses tiroirs. En juillet 2012, le Gouvernement de
Mariano Rajoy rouvre les portes du Valle de los Caídos.
En 2014, un
député socialiste propose, en vain, d'en faire « un lieu de
concorde et de réconciliation ». C'est également le souhait
de l'historien Jeremy Treglow, auteur d'un ouvrage La
Cripta de Franco6
consacré
au monument : « la basilique et l'abbaye peuvent être sans
problème laissées à la gestion de l'Eglise mais l'esplanade, avec
son centre de conférences sous-utilisé, et le magnifique paysage
naturel tout autour, offrent des opportunités que l'Espagne doit
mettre à profit ».
Selon
le secrétaire de la commission d'experts de 2011 :
« il faut insuffler au Valle des valeurs constitutionnelles
pour que chaque citoyen puisse s'y reconnaître. Cela nécessite des
moyens financiers pour le réhabiliter et commencer un travail de
réorganisation. Actuellement, sans un centre d'interprétation, ce
n'est pas un mémorial de la Guerre Civile, c'est un mausolée7»
Ainsi, faute de
compromis entre le Gouvernement et l'opposition sur la future
utilisation du lieu, ce site continue de se dégrader et d'alimenter
la polémique.
Dans
le discours officiel, plus précisément sur le site internet8
dédié au monument, el Valle de los
Caídos
est avant tout un lieu de prière et de recueillement où «les
victimes des deux camps se retrouvent réconciliés» ; c'est à
peine si les conditions de sa construction par des prisonniers
politiques y sont mentionnées mais, par contre, on insiste sur le
fait que les prisonniers choisissaient librement
de venir
travailler là car, en vertu de la redención
de penas9,
les
prisonniers politiques gagnaient deux jours d'internement pour un
jour de travail. De même, dans la librairie attenante à la
basilique, le visiteur ne trouvera aucun ouvrage historique ou
scientifique qui puisse l'éclairer sur le monument et son
histoire.
Sur fond de Sierra de Guadarrama, l'immense croix qui domine la basilique se voit de très loin. |
Contrairement
à d'autres pays qui ont su -comme l'Allemagne- relire les périodes
controversées de leur histoire à la lumière d'études
scientifiques et historiques, l'Espagne n'a pas fini de «digérer»
son histoire récente : la polémique autour du monument du
Valle de los Caídos
est
un exemple concret de cette difficulté qu'éprouve l'Espagne à regarder et
à dépasser son passé franquiste.
1 Traduction :
La Vallée de ceux qui sont tombés (pour la Patrie).
2 Ce
« slogan » à la gloire de Franco, figurait à l'époque
sur les pièces de monnaie.
3
Cité par Paul Preston, El Holocausto español,
Edición
Debolsillo, Madrid, 2013, p. 659.
4
Rafael Torres, Víctimas de la
Victoria,
Madrid, Obrerón, 2002, p. 12.
5 En
1960, le monument sera consacré basilique par le pape Jean XXIII .
6
Jeremy Treglow, La
cripta de Franco. Viaje por la memoria y la cultura del franquimo,
Editorial Ariel, Barcelona,
2014, p.64.
7
El País, “Un
problema como una montaña”, 10 janvier 2015.
8 http://www.valledeloscaidos.es/monumento/historia
9“la redención de penas por el trabajo”(rédemption
par le travail) est
un dispositif judiciaire dans lequel se combinaient l'action
répressive du régime et «les principes de rééducation du
national-catholicisme »
; les
communistes et les franc-maçons étaient exclus de ce dispositif
car le régime les considérait comme «irrécupérables».
5 commentaires:
c'est honteux, à Melilla , il y a aussi un monument non monumental comme celui ci, mais il a été construit sur l'emplacement , ou se trouvait le café de la pena,les républicains s'y réunissaient ...une façon de les faire taire à tout jamais, c'est un très bon article que vous avez écrit sur la valle de los caïdos....je ne peux que vous en féliciter...simplement, je suis envahie d'une tristesse, et à la fois révoltée, qu'il y est un si grand silence, l'oubli des actes criminels de Franco se fait sentir, par ce silence , il me semble que l'on enterre à tout jamais, les innocents assasinés, et enfant de la liberté...très bon article encore une fois...
merci de votre commentaire. C'est vrai, je connais ce monument franquiste à Melilla et je sais que la municipalité ne veut rien faire pour le mettre en conformité avec la Loi sur la Mémoire Historique.Il y a aussi au pied de la citadelle de Melilla une statue de Franco jeune, en uniforme de commandant de la Légion : sois-disant pour rappeler que Franco avait défendu Melilla lors de la Guerre du Rif en 1921...
L'histoire est complexe, et il n'y a pas de raison d'effacer le nom de Franco tant qu'il y aura des partis communistes en Europe. Il n'y avait aucun gentil pendant la guerre civile, que des méchants ... Franquistes et republicains.
Merci pour c'est article.
Que ce soit l'Espagne ou même la France et bien d'autres pays notre histoire du peuple terre est tachee de sang de dictateurs.
No obstante, aquella muerte no había sido la primera.
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