14 janvier 2016

El Valle de los Caídos, un problème, gros comme une montagne...

L'entrée de la basilique du Valle de los Caidos où est
enterré Francisco Franco 





Après avoir envisagé dans des précédents articles comment les villes de Ceuta et de Melilla avaient "reçu" la Loi sur la Mémoire Historique de 2007, je me suis éloigné du sujet principal de ce blog pour m'intéresser au plus fameux monument de l'époque franquiste, El valle de los Caídos qui se situe à quelques 50 km au nord de Madrid.









El Valle de los Caídos1, un problème « gros comme une montagne »


Il y a juste un peu plus de 40 ans, le 20 novembre 1975, s'éteignait Francisco Franco, généralissime et « Caudillo d'Espagne par la grâce de Dieu2». Depuis cette date l'ancien dictateur est enterré dans la basilique souterraine du Valle de los Caídos aux côtés de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Falange, le parti fasciste sur lequel s'appuya en partie Franco dans sa conquête du pouvoir.

Le fantôme de Franco plane toujours sur el Valle de los Caídos

Ce monument colossal, digne héritier d'une architecture fasciste qui se voulait écrasante, a été imaginé en 1940, par Franco lui-même dès la fin de la Guerre Civile espagnole, comme un monument à sa victoire : « pour que les pierres qui se dresseront [ici] aient la grandeur des monuments anciens qui défient le temps et l'oubli3 »selon les propres mots du dictateur lui-même.
Il s'agit en fait du plus important monument d'architecture fasciste encore en usage dans le monde.


Sa construction aura duré 19 ans –de 1940 à 1959- : à côté d'ouvriers libres, près de 20 000 prisonniers politiques républicains y travaillèrent dans des conditions souvent très difficiles : beaucoup y périrent, d'autres, victimes d'accidents du travail furent grièvement blessés dans le chantier d'excavation de la basilique souterraine et la construction de l'immense croix de 150 mètres de haut qui domine l'ensemble du site.
C'est en 1959, le 1° avril, date anniversaire de la victoire définitive du camp franquiste sur la République espagnole, que le monument est inauguré. En grande pompe, le transfert de la dépouille de José Antonio est alors effectué à dos d'homme depuis le palais-monastère de l'Escorial où il avait été enterré dans un premier temps. Puis, dans les années soixante, les restes de milliers de victimes du camp nationaliste (c'est-à-dire franquiste) furents rassemblés dans les dépendances de la basilique.
À cette époque, Franco divise sans aucun scrupule, l'Espagne et ses morts en deux camps : d'un côté, ceux qui sont tombés « pour la Patrie » et dont les noms sont gravés sur les murs des églises et des monuments et, de l'autre, « les sans-noms, ceux dont les corps ont été jetés dans les fosses communes sous la terre de l'oubli 4 ».
En 1964, au moment de la commémoration des « Vingt-cinq ans de Paix », il faudra l'insistance de ses proches conseillers pour que Franco accepte que les dépouilles de quelques républicains rejoignent, pourvu qu'ils aient été catholiques, les autres victimes de la Guerre Civile dans ce « mausolée » qui devait, soit-disant, réunir les victimes des 2 camps.
Finalement, c'est en novembre 1975 qu'à la demande du nouveau roi Juan Carlos, le cercueil de Francisco Franco sera déposé derrière l'autel, face à la tombe de José Antonio et viendra rejoindre les 33 872 victimes de la Guerre Civile ensevelies ici.
Depuis lors, la basilique de Santa Cruz del Valle de los Caidos sort de son silence chaque 20 novembre pour célébrer l'anniversaire de la mort du Caudillo : à cette occasion, des nostalgiques du régime franquiste, falangistas ou militants d’extrême droite, viennent rendre hommage à l'ancien chef de l'Etat au cours d'une messe où fleurissent les saluts fascistes.

Un monument grandiose

L'ensemble monumental par lui-même se compose d'une immense basilique souterraine creusée sous un énorme rocher ; la longueur de la basilique est de 262 m. alors que sa hauteur et sa largeur sont de 22 m., ce qui en fait un des plus grands édifices du monde chrétien5 ; autour du choeur, de grandes statues à l'allure guerrière qui représentent les différentes armes de l'Armée espagnole donnent à l'ensemble un atmosphère glaciale ; l'entrée de la basilique est précédée d'une vaste esplanade qui s'ouvre sur une vallée boisée d'ailleurs déclarée parc naturel ; l'ensemble monumental est visible de fort loin.


L'esplanade côté abbaye.
De l'autre côté du rocher en question, l'architecte Pedro Muguruza a construit un ensemble de bâtiments disposés autour d'une vaste cour-esplanade : une abbaye bénédictine, une hôtellerie pour accueillir les visiteurs, la escolanía -un collège pour des enfants qui apprennent et pratiquent le chant grégorien- et enfin un Centre d'études sociales, aujourd'hui très peu utilisé qui, à l'origine, devait promouvoir la doctrine sociale de l'Eglise. Enfin, pour couronner le tout, une immense croix haute de 150 mètres qui se trouve juste à l'aplomb de l'autel de la basilique et qui se voit de très loin.
Comme on peut aisément s'en rendre compte, ce monument à la fois religieux et guerrier, est un condensé de l'idéologie national-catholique qu'avait voulu imposer Franco à l'Espagne durant les 36 ans que dura sa dictature.

« Le Pacte du silence »

À la mort de Franco s'ouvre en Espagne une période que l'on a appelé la « Transition Démocratique » : le nouveau roi, Juan Carlos I, bien que choisi pour lui succéder par Franco lui-même, ouvre le pays à une nouvelle ère démocratique : les partis politiques, hier interdits, sont à nouveau appelés à participer à la vie politique et à préparer la nouvelle Constitution du pays qui verra le jour en 1978. Cette réconciliation s’appuiera sur un accord implicite de toutes les forces politiques pour refuser l'exploitation des rancœurs du passé à des fins politiques ; c'est ce que l'on a appelé « le Pacte du silence » et ce sera un des fondements de la Transition Démocratique. L'expression la plus concrète de ce « pacte du silence » est sans aucun doute la Loi d'Amnistie votée en 1977 par laquelle les jugements émis sous Franco sont déclarés nuls ; néanmoins cette loi interdit également tout recours judiciaire contre les auteurs d'exactions du régime précédent. Ainsi la plupart des fonctionnaires de l'ancien régime resteront en poste et de nombreux militants politiques du Movimiento (franquiste) rejoindront les rangs du tout nouveau parti de droite Alianza Popular : c'était sans doute le prix à payer pour garantir une transition en douceur vers la Démocratie.

La Loi sur la Mémoire Historique-2007 (Ley de Memoria Histórica)

Dans les années 90, sous les gouvernements de droite menés par José María Aznar, un certain révisionnisme historique apparaît pour tenter de réévaluer positivement la dictature de Franco : tous comptes faits, disent les défenseurs du franquisme, le bilan du régime n'est pas si mauvais, surtout du point de vue économique puisque c'est au cours de la deuxième période du franquisme que le pays a connu un “miracle économique” qui lui a permis de se rapprocher du niveau moyen des pays européens. Les grands travaux de l'époque franquiste -les barrages en particulier-, le tourisme et les devises envoyées par les travailleurs émigrés en Europe du nord ont fait sortir l'Espagne du retard économique qui avait caractérisé la société espagnole au sortir de la Guerre Civile.
Pourtant, au tournant des années 2000, une partie de la société civile espagnole -enfants ou petits-enfants des victimes républicaines du franquisme- a voulu “bousculer” le fameux “Pacte du Silence” : des initiatives privées ou d'association de citoyens ont entamé des procédures judiciaires en vue d'ouvrir des fosses communes où avaient été enterrées à la hâte les victimes des exécutions sommaires de la Guerre Civile ou de la répression planifiée par les autorités franquistes au cours de l'après-guerre.
En 2004, le PSOE remporte les élections générales et José Luis Rodriguez Zapatero devient alors le chef du Gouvernement espagnol. Étant lui-même petit-fils d'un républicain victime du franquisme, il a été sans doute sensible à cette partie de l'opinion publique qui souhaitait la réhabilitation de la mémoire des victimes du franquisme et c'est ainsi que fut proposée “la Loi sur la Mémoire Historique”.
C'est en décembre 2007 que le Congreso de los Diputados espagnol a approuvé une loi qui reconnaît les droits et envisage des mesures en faveur des victimes des persécutions et de la violence qui eurent lieu pendant la Guerre Civile et la Dictature ».
Un des aspects les plus connus de cette Loi est l’obligation pour les collectivités locales d’enlever « tous les écussons, insignes ou plaques commémoratives qui exaltent la rébellion militaire, la Guerre Civile ou la répression de la Dictature ».
Un article particulier de cette loi est consacré au Valle de los Caídos, ce qui se conçoit aisément au vu de la charge symbolique du monument, à la fois mausolée du dictateur et exemple concret de la répression qui s'exerça sur les « vaincus ».
L'article 16 de la Loi sur la Mémoire Historique « exige que le site soit géré strictement dans le cadre des normes applicables en général aux lieux de culte et aux cimetières publics.” Le même article interdit sur le périmètre du Valle de los Caídos “tout acte de nature politique ou exaltant la Guerre Civile, ses protagonistes ou le franquisme.
Cette loi provoqua la colère non seulement de l'extrême-droite qui, tous les ans à la date anniversaire de la mort de Franco, convoque à la suite de la Fondation Nationale Francisco Franco, un hommage au dictateur, mais encore d'un large secteur du Partido Popular qui ne souhaitait pas, selon ses propres mots, « rouvrir d'anciennes plaies ».

On distingue la Pieta en question au-dessus de l'entrée.

En 2009, après qu'un bras de la statue de la Pieta qui domine l'entrée de la basilique soit tombée juste à côté d'un touriste, le site a été fermé au public pour des raisons de sécurité. Cet incident illustre le délabrement du site qui, dépendant de l'organisme du Patrimoine National, nécessiterait un investissement bien supérieur aux 340 000 € de sa dotation annuelle.
Pour sortir de l'impasse que créent les continuelles polémiques autour du site, le Gouvernement de Jose Luis Zapatero a demandé, en 2011, un rapport à une Commission d'Experts pour le Futur du Valle de los Caídos. Selon ce rapport, « il est urgent de stopper la détérioration du site » en prévoyant un investissement de 13 Millions d'euros ; de même, « il convient d'ôter au site toute connotation idéologique ou politique et enfin, de transférer le cercueil de Franco ».
Malheureusement ce rapport publié en novembre 2011 restera lettre morte car, en décembre, le Partido Popular gagne les élections et range le rapport au fond de ses tiroirs. En juillet 2012, le Gouvernement de Mariano Rajoy rouvre les portes du Valle de los Caídos. En 2014, un député socialiste propose, en vain, d'en faire « un lieu de concorde et de réconciliation ». C'est également le souhait de l'historien Jeremy Treglow, auteur d'un ouvrage La Cripta de Franco6 consacré au monument : « la basilique et l'abbaye peuvent être sans problème laissées à la gestion de l'Eglise mais l'esplanade, avec son centre de conférences sous-utilisé, et le magnifique paysage naturel tout autour, offrent des opportunités que l'Espagne doit mettre à profit ».
Selon le secrétaire de la commission d'experts de 2011 : « il faut insuffler au Valle des valeurs constitutionnelles pour que chaque citoyen puisse s'y reconnaître. Cela nécessite des moyens financiers pour le réhabiliter et commencer un travail de réorganisation. Actuellement, sans un centre d'interprétation, ce n'est pas un mémorial de la Guerre Civile, c'est un mausolée7»
Ainsi, faute de compromis entre le Gouvernement et l'opposition sur la future utilisation du lieu, ce site continue de se dégrader et d'alimenter la polémique.
Dans le discours officiel, plus précisément sur le site internet8 dédié au monument, el Valle de los Caídos est avant tout un lieu de prière et de recueillement où «les victimes des deux camps se retrouvent réconciliés» ; c'est à peine si les conditions de sa construction par des prisonniers politiques y sont mentionnées mais, par contre, on insiste sur le fait que les prisonniers choisissaient librement de venir travailler là car, en vertu de la redención de penas9, les prisonniers politiques gagnaient deux jours d'internement pour un jour de travail. De même, dans la librairie attenante à la basilique, le visiteur ne trouvera aucun ouvrage historique ou scientifique qui puisse  l'éclairer sur le monument et son histoire.

Sur fond de Sierra de Guadarrama, l'immense croix
qui domine la basilique se voit de très loin.

Contrairement à d'autres pays qui ont su -comme l'Allemagne- relire les périodes controversées de leur histoire à la lumière d'études scientifiques et historiques, l'Espagne n'a pas fini de «digérer» son histoire récente : la polémique autour du monument du Valle de los Caídos est un exemple concret de cette difficulté qu'éprouve l'Espagne à regarder et à dépasser son passé franquiste.






1 Traduction : La Vallée de ceux qui sont tombés (pour la Patrie).
2 Ce « slogan » à la gloire de Franco, figurait à l'époque sur les pièces de monnaie.
3 Cité par Paul Preston, El Holocausto español, Edición Debolsillo, Madrid, 2013, p. 659.
4 Rafael Torres, Víctimas de la Victoria, Madrid, Obrerón, 2002, p. 12.
5 En 1960, le monument sera consacré basilique par le pape Jean XXIII .
6 Jeremy Treglow, La cripta de Franco. Viaje por la memoria y la cultura del franquimo, Editorial Ariel, Barcelona, 2014, p.64.
7 El País, “Un problema como una montaña”, 10 janvier 2015.
8 http://www.valledeloscaidos.es/monumento/historia
9“la redención de penas por el trabajo”(rédemption par le travail) est un dispositif judiciaire dans lequel se combinaient l'action répressive du régime et «les principes de rééducation du national-catholicisme » ; les communistes et les franc-maçons étaient exclus de ce dispositif car le régime les considérait comme «irrécupérables».

5 commentaires:

Anonyme a dit…

c'est honteux, à Melilla , il y a aussi un monument non monumental comme celui ci, mais il a été construit sur l'emplacement , ou se trouvait le café de la pena,les républicains s'y réunissaient ...une façon de les faire taire à tout jamais, c'est un très bon article que vous avez écrit sur la valle de los caïdos....je ne peux que vous en féliciter...simplement, je suis envahie d'une tristesse, et à la fois révoltée, qu'il y est un si grand silence, l'oubli des actes criminels de Franco se fait sentir, par ce silence , il me semble que l'on enterre à tout jamais, les innocents assasinés, et enfant de la liberté...très bon article encore une fois...

yves zurlo a dit…

merci de votre commentaire. C'est vrai, je connais ce monument franquiste à Melilla et je sais que la municipalité ne veut rien faire pour le mettre en conformité avec la Loi sur la Mémoire Historique.Il y a aussi au pied de la citadelle de Melilla une statue de Franco jeune, en uniforme de commandant de la Légion : sois-disant pour rappeler que Franco avait défendu Melilla lors de la Guerre du Rif en 1921...

Anonyme a dit…

L'histoire est complexe, et il n'y a pas de raison d'effacer le nom de Franco tant qu'il y aura des partis communistes en Europe. Il n'y avait aucun gentil pendant la guerre civile, que des méchants ... Franquistes et republicains.

Unknown a dit…

Merci pour c'est article.
Que ce soit l'Espagne ou même la France et bien d'autres pays notre histoire du peuple terre est tachee de sang de dictateurs.

Anonyme a dit…

No obstante, aquella muerte no había sido la primera.